Dominique Nora :Vous êtes, comme beaucoup d’universitaires, un militant du logiciel libre. Qu’est-ce que le logiciel libre ?
Roberto Di Cosmo :Un logiciel libre est un programme ou un ensemble de programmes
informatiques fournis avec leur « code source », c’està-
dire la totalité des lignes de code qui les composent, ainsi que
les informations nécessaires à leur maintenance. Il faut en effet
savoir que les logiciels, comme les symphonies musicales, sont
écrits sous forme de partitions informatiques, appelées code
source. Les logiciels sont ensuite, comme les disques, distribués
sous forme d’une version « exécutable » — un enregistrement
— de cette partition. Les éditeurs commerciaux comme Microsoft
vendent des versions exécutables de Windows, mais se gardent
bien de révéler son code source. Cette comparaison n’est
en réalité que partielle : si vous avez acheté un CD de Bach, il
est possible d’en reconstituer la partition, alors que pour les
logiciels complexes d’aujourd’hui, cette tâche est pratiquement
impossible.
Conçus dans un esprit de partage par des milliers de programmeurs
sur la planète, les logiciels libres sont au contraire la propriété collective de l’humanité. C’est-à-dire qu’ils sont
librement modifiables et redistribuables, à condition de préserver
cette propriété. Chacun peut ainsi améliorer un logiciel
libre, pour peu que ses trouvailles soient à leur tour versées au
pot commun. Mais cela ne veut pas dire que ces logiciels sont
« dans le domaine public » : pour éviter justement qu’un logiciel
libre soit accaparé par des entreprises sans scrupule, qui le
revendraient ensuite sans son code source, on a conçu des
licences spécifiques comme la Gnu Public Licence (GPL), ou la
Berkeley Public Licence. Ces licences établissent une propriété
intellectuelle sur le logiciel, et fixent les règles selon lesquelles
il peut être distribué : il s’agit de règles qui sont l’exact opposé
de celles que vous trouvez dans Windows… Chacun a le droit
de modifier le logiciel et de le distribuer à qui bon lui semble,
sous réserve de lui donner aussi tout le code source, aux mêmes
conditions.
(...)
Linux est un logiciel libre, parce que tout son code source vous est donné, et si vous le téléchargez sur le Web, il est même gratuit. Mais on peut aussi acheter des « distributions » commerciales de Linux (comme la SlackWare, la RedHat, la SuSE, OpenLinux etc.). On paie dans ce cas-là la valeur ajoutée correspondant à la commercialisation — gravage du CD-Rom, distribution en magasin — et le plus souvent des services supplémentaires : installation, assistance technique ou développement de solutions spécifiques. Une fois la copie achetée, cependant, pas de BSA qui vous poursuive pour vérifier si vous avez payé autant de licences que de copies installées. Mon CD de Linux, payé quelques dizaines de francs, a déjà servi en toute légalité à équiper une vingtaine de machines.
Dominique Nora :Quels sont les avantages de ces logiciels libres ?
Roberto Di Cosmo :Pour l’utilisateur, les logiciels libres présentent une foule
d’avantages. Ils ont en général de meilleures performances et
une plus grande robustesse que leurs équivalents commerciaux,
parce que la possibilité d’accéder au code source simplifie
énormément la correction d’erreurs et le développement de
solutions spécifiques. Ils sont disponibles à un coût modique
ou nul, et peuvent être gratuitement copiés sur un nombre illimité
de machines. Les logiciels libres, dont le design est frugal,
peuvent tourner sur de vieilles machines de type PC 486, et
même à la limite sur des 386, condamnés comme obsolètes par
le clan Windows-Intel. Contrairement à Windows ou au Mac
OS, un système d’exploitation comme Linux est assez résistant
aux erreurs de manipulation des débutants. Car seules les personnes
autorisées peuvent accéder aux composantes vitales du
système. Mieux : une seule machine peut être partagée par plusieurs
usagers, ayant chacun leur espace propre sur le disque
dur et leurs droits d’accès bien précis.
Enfin et surtout, l’accès aux codes source de ces programmes
constitue la seule vraie garantie de pérennité et d’indépendance
des usagers vis-à-vis des éditeurs. Le logiciel libre s’inscrit,
ainsi, dans le concept plus vaste d’une informatique
ouverte, c’est-à-dire qui organise l’interopérabilité des produits
entre eux par la publication des interfaces techniques de chacun.
Un logiciel libre, c’est un peu comme un bon moteur de voiture facilement accessible, que vous pourriez en cas de
besoin réparer ou perfectionner. Le moteur Microsoft, au contraire,
est verrouillé à double tour, et seul le « garagiste » Microsoft
est habilité à en soulever le capot. En plus, même si ce
moteur tourne correctement, vous devrez le remplacer entièrement
au prix fort à chaque fois que le « pompiste » Microsoft
modifiera la composition de son essence !
Enfin, n’oubliez pas que, pour les logiciels, reconstituer la
partition à partir de la musique est presque impossible, de sorte
que si, par accident, lors d’une catastrophe naturelle (un tremblement
de terre, une explosion) ou « virtuelle » (un « écran
bleu de la mort » un peu plus grave que d’habitude), une entreprise
commerciale perd sa partition, qui est jalousement gardée
dans un coffre-fort, alors plus aucune nouvelle musique ne proviendra
de cette entreprise-là ! Par contre, le logiciel libre est
dupliqué partout, en millions de copies, avec sa partition : quoi
de plus résistant aux catastrophes naturelles, virtuelles, ou
commerciales comme les buy out ?
Roberto Di Cosmo, Dominique Nora